J’ai réfléchi des jours et des jours à cet article et à l’introduction de ce blog. En marchant, ou dans le bus. J’ai aussi laissé mon esprit imaginer ce que serait un baiser de celui qui me plaît en ce moment. Je pense que j’ai aussi repensé à la dernière visite de ma meilleure amie, et souri à ça. Je dois sûrement être malheureuse. En effet, Science a publié il y a un mois un article de Matthew A. Killingsworth et Daniel T. Gilbert, selon lequel “A wandering mind is an unhappy mind”. Autrement dit un esprit qui vagabonde est un esprit malheureux. À la minute où j’ai fini de lire l’article de la Harvard Gazette à ce propos, il fallait que je consulte l’article lui-même. Il y avait un conflit évident entre ma propre expérience et ces résultats. Mon esprit est vagabond par définition : mon esprit non seulement vagabonde, mais sautille, rebondit. Mais je suis parfaitement contente de cela. Les moments où mon esprit erre, par exemple dans le bus, servent le plus souvent de préparation pour mon travail ou mes blogs. Quand je marche, j’aime parfois m’échapper pour imaginer que j’embrasse cet homme charmant. Sérieusement, qu’est-ce qu’il y a d’autre à faire que rêvasser quand on marche ? Est-ce un processus si coûteux que j’ai besoin de rester concentrée ? Et quand je me lave, quel est le mal à penser à autre chose ? J’ai souvent des idées sous la douche ; et comme pour la marche, je ne crois pas que me brosser les dents nécessite autant mon attention. En bref, j’étais éminemment sceptique.
De plus j’ai toujours eu une dent dure contre Science. Je trouve un peu paradoxal que pour publier dans cette revue, il faille précisément négliger un des fondements scientifiques, à savoir la réplicabilité. Les articles parus dans Science doivent être tellement courts qu’il est difficile d’appréhender pleinement la méthode utilisée et de ne pas finir de lire l’article avec de nombreuses questions. Je sais bien qu’il n’existe pas de papier parfait et qu’on oubliera toujours un détail qui n’intéresse qu’un seul et unique lecteur. Mais vraiment, à moins d’être un expert dans le domaine très précis de l’article, il est généralement difficile de suivre. Et Science est une revue généraliste : si je décidais de m’aventurer à lire un article dans, au hasard, le Journal of Applied Physics [Journal de Physique Appliquée], je m’attendrais à rencontrer des difficultés puisque le public ciblé est un public spécialiste. Mais si je lis un journal généraliste, j’en attends qu’il soit plus accessible.
À la fois je dois admettre que je suis toujours assez bluffée quand un chercheur en psychologie publie un article dans cette revue sans utiliser aucune méthode d’imagerie à la mode, ce qui est le cas ici. À l’exception de l’utilisation d’iPhones pour collecter leurs données, cette étude est vraiment de la recherche “papier et crayon”. Quant à la contrainte de la longueur, je dois aussi dire que Killingsworth et Gilbert s’en sont très bien sortis. Ils ont réussi à écrire un article très clair et les questions soulevées ne le sont en fait pas dû à un manque d’information.
Donc, qu’en est-il de l’étude, de ses résultats et de leur interprétation ? Je pense que nombre de psychologues reconnaissent, plus ou moins consciemment, que les us et coutumes existent souvent à cause dune réalité psychologique. Par exemple, comme les auteurs remarquent ici, de nombreuses philosophies et religions recommandent de vivre dans le hic et nunc [l’ici et maintenant]. S’il y a du sens commun psychologique dans ces traditions, cette recommandation serait donnée car vivre d’une autre façon, i.e., vagabonder par l’esprit dans le passé et/ou le futur ne serait pas adaptif. Donc ils ont décidé de vérifier ceci et de chercher une relation entre bonheur et vagabondage d’esprit.
Pour cela ils ont utilisé une méthode plutôt cool, très innovante et qui évite les problèmes habituellement rencontrés quand vous interrogez les gens à propos de leur expérience, après coup plutôt que pendant (e.g., les gens rappellent une expérience reconstruite plutôt que vécue). Cette méthode leur a aussi permis d’avoir accès à un échantillon très large de participants, d’une tranche d’âge large, vivant tout autour du monde et pratiquant toutes sortes de métiers. Une application pour iPhone envoyait de temps en temps des questions aux participants, à intervalle aléatoire. Parfois ils devaient d’abord juger leur bonheur (sur une échelle de 0 à 100), et dans tous les cas ils devaient indiquer ce qu’ils étaient en train de faire (parmi 22 catégories d’activités prédéterminées) et s’ils étaient en train de penser à autre chose (avec quatre options: non ; quelque chose d’agréable ; quelque chose de désagréable ; quelque chose de neutre).
En utilisant cette technologie, ils ont observé un très haut taux de vagabondage d’esprit, plus haut qu’observé auparavant. Utiliser une application pour iPhone était définitivement une jolie idée : c’est non seulement tendance mais également efficace pour collecter ce qui semble être des données de meilleure qualité. Donc, presque la moitié du temps (46,9%), les gens pensaient à autre chose que leur actuelle activité, et aucune activité, à l’exception des relations sexuelles, n’en étaient immunes (pour chaque autre activité, dans au moins 30% des observations les participants avaient l’esprit qui vagabondait). Ce taux était seulement légèrement influencé par le type d’activité. Encore plus important, que ce à quoi l’esprit vagabondait soit agréable ou non n’avait presque rien à voir avec la nature de l’activité, alors que le vagabondage avait un effet sur le bonheur. Plus vous avez l’esprit qui vagabonde, moins vous êtes satisfait, quelque soit l’activité que vous êtes censé faire (i.e., même si vous faites quelque chose de plutôt ennuyeux, comme votre toilette). Pour être exacte, il semble que les vagabondages neutres et désagréables sont responsables de l’effet, puisque ces deux types avaient un effet sur le bonheur alors que les vagabondages agréables n’avaient pas de relation avec la satisfaction. En d’autres mots, l’effet est dû aux vagabondages non agréables, et plutôt que de dire qu’un esprit qui vagabonde est un esprit insatisfait, je préfère prendre note qu’un esprit qui vagabonde à des sujets agréables ne sera pas plus satisfait, mais ne sera pas plus insatisfait non plus.
Un très bon point dans cet article est qu’ils ont essayé de déterminer la direction de la relation. La toute première objection qui vient à l’esprit avant de lire l’article est en effet que c’est parce que les gens sont insatisfaits d’une activité qu’ils ont l’esprit qui vagabonde. Mais Killingsworth et Gilbert ont pensé à ça et essayé de contrer l’argument par des analyses chronologiques. Selon eux ces analyses confirment que le vagabondage est la cause de l’insatisfaction des gens. J’admets que c’est convaincant : j’ai lu le matériel supplémentaire, et clairement il n’y a pas de relation entre l’insatisfaction à T-1 et le vagabondage à T, alors qu’il y en a une entre le vagabondage à T et l’insatisfaction à T+1. Mais voici mon problème: comment le vagabondage survenu il y a deux jours, peut-être 10, peut-il influencer ma satisfaction en ce moment ? Est-ce qu’au moins je me souviens quand mon esprit a vagabondé la semaine dernière, et à quoi ? D’un autre côté, si le temps écoulé entre chaque observation est vraiment un contre-argument, on s’attendrait certainement à n’observer aucune relation, dans aucune direction. Pourtant j’ai toujours des difficultés à voir du sens ici. Si au moins la relation était entre deux observations de la même activité, on pourrait imaginer comment le contexte rappellerait avoir vagabondé la fois précédente, ou même comment le retard accumulé dans cette activité est dû à l’épisode précédent de vagabondage. Mais vraiment ici je ne peux pas imaginer sur quoi cette relation reposerait.
Maintenant, ceci étant dit, j’ai quelques points de chipotage à défendre et de plus sérieuses critiques. Choisir l’iPhone comme outil de recrutement, c’est un point de chipotage, mais la question doit être posée. Est-ce que les utilisateurs d’iPhone sont comme le reste de la population ? Je plaisante mais seulement à moitié. D’un point de vue général les utilisateurs d’iPhone sont certainement très similaires à n’importe quel autre homme / femme d’un pays occidental. Cependant, quand il s’agit de l’utilisation de leur temps, il est peut-être notable qu’ils possèdent un iPhone. Au-delà des évidentes fonctions à la mode, les iPhones, comme tout smartphone, sont également très utiles pour s’organiser et être plus efficace. Ou très bon à donner l’illusion qu’ils le sont. Par conséquent, il se peut que les utilisateurs de smartphones, y compris d’iPhones, en achètent parce qu’ils sont plus désireux d’utiliser leur temps à bon escient. Et avoir l’esprit qui vagabonde pourrait leur donner l’impression de perdre ce précieux temps. J’aimerais savoir comment les utilisateurs de téléphones portables plus simples répondraient aux mêmes questions. Ça ne serait pas bien difficile de les joindre en direct, de façon équivalente : des textos pourraient très bien être envoyés à la place des rappels de l’application (certes, il y aurait un travail de recrutement à faire qui n’est pas nécessaire avec les applications pour smartphones, que les gens choisissent d’installer). Si des différences s’avéraient entre les utilisateurs de différents types de téléphones portables, on pourrait se demander si une attitude négative envers le vagabondage d’esprit n’est pas en fait ce que Killingsworth et Gilbert ont observé dans leur étude. On pourrait opposer à ce point que la population semble couvrir tous les âges et toutes les professions, et que différentes professions et tranches d’âge devrait avoir différentes attitudes envers le vagabondage et la “perte” de temps. Mais cette diversité concerne en fait l’échantillon global. On n’en sait pas trop à propos de l’échantillon qui nous intéresse ici, celui qui a eu à évaluer sa satisfaction. Trois quarts d’entre eux vivent aux États-Unis, la répartition entre les sexes est plutôt équilibrée, mais quel est la tranche d’âge globale, quels sont leurs professions ? Ils ont été sélectionnés au hasard, donc cela ne devrait certainement pas importer, mais je ne suis pas sûre de la raison pour laquelle cette information nous est donnée à propos de l’échantillon global, mais pas de l’échantillon d’intérêt.
Plus important, j’aimerais également connaître leur culture et leur religion. Je ne veux pas vraiment savoir en fait, mais je pense que cela devrait être inclus dans les contrôles. En particulier la religion : si vous suivez une tradition qui vous presse de vivre dans l’instant, certainement le vagabondage d’esprit pourrait vous rendre plus insatisfait. Et pour admettre que c’est en raison du coût du vagabondage d’esprit qu’une philosophie / religion le rejette, vous voulez être capable d’exclure que cette philosophie / religion particulière a d’abord rendu le vagabondage d’esprit indésirable. En d’autres mots, vous voulez savoir si la poule ou l’œuf était là en premier. Les philosophies, en particulier les philosophies religieuses, ont de nombreuses raisons pour trouver le vagabondage d’esprit indésirable. Par exemple il pourrait être plus aisé, ou au moins sembler plus aisé, de garder le contrôle sur un esprit attentif. Mais ils ont tout à fait pu contrôler cela aussi. C’est typiquement le genre de choses dont je postule que les chercheurs l’ont fait, mais je ne peux pas en être certaine parce que le format de publication a imposé des coupes dans le nombre de mots.
Ma plus grande critique est également due au format, je pense. Il y a différentes distinctions qui devraient être faites pour avoir des données plus précises. Je suis sûre qu’ils y ont pensé, et une discussion approfondie nous permettrait de le voir. Mais c’est court et je n’ai pas la satisfaction de lire les auteurs anticiper ce sur quoi je vais débattre. Première distinction d’intérêt : est-ce que les participants pensaient à quelque chose dans le passé ou dans le futur ? Si leur vagabondage d’esprit était principalement situé dans le passé, je peux imaginer pourquoi ils ont estimé qu’ils perdaient leur temps et conséquemment pourquoi ils étaient insatisfaits. Les exemples de mon propre vagabondage d’esprit étaient essentiellement proactifs et orientés vers le futur. J’utilise mon temps dans le bus pour préparer mon esprit à ma journée de travail ou à ce que je vais faire une fois rentrée a la maison. Je l’utilise également pour booster mon intérêt pour cet homme, afin qu’un jour je devienne effectivement proactive. Si on avait des données à propos de la nature passée ou future des pensées, on pourrait peut-être observer un pattern différent, où les gens n’auraient pas de problème avec le vagabondage d’esprit s’il est orienté vers le futur, parce que d’une certaine façon c’est constructif.
La seconde distinction que j’aimerais voir est entre les activités. Certaines sont trop générales à mon avis. Se déplacer en particulier n’est pas la même chose si vous conduisez ou si vous utilisez les transports en commun. Quand vous conduisez, quelque soit la nature de vos pensées, elles détournent votre attention. Si vous êtes dans le bus, comme je l’ai dit auparavant à propos de marcher, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que de penser. Est-ce qu’être dans le bus est vraiment une activité, je ne pense pas. Penser à quelque chose de précis pendant qu’on vous amène au travail est une activité, et penser à encore quelque chose d’autre serait le moment où votre esprit vagabonde. Ici une question de méthode surgit également. Quand l’application leur demande s’ils pensent à autre chose, est-ce que les participants considèrent que le premier vagabondage est ce quelque chose d’autre ? Ou, est-ce qu’ils considèrent qu’ils ont l’esprit qui vagabonde seulement si, alors qu’ils mangent par exemple et sont déjà en train de penser à quelque chose, leurs pensées se détournent vers un sujet secondaire ? Il ne semble pas que les participants ont reçu des instructions claires sur ce qu’est le vagabondage d’esprit. Killingsworth et Gilbert le définissent comme une “pensée indépendante du stimulus”, mais qu’en serait-il si pour les participants le stimulus est leurs pensées, pas manger ou marcher ? Alors dans ces cas où l’activité n’est pas vraiment le stimulus, ce qui les rendrait insatisfaits est en fait d’être détournés de leurs réflexions par des pensées indésirables.
Le dernier point nous ramène à la méthode. Quelles étaient les instructions ? Est-ce que les participants pensaient qu’ils devaient reporter ce qu’ils faisaient au moment où ils ont vu la notification ou au moment où ils l’ont en fait reçue ? Je sais que c’est un peu exagéré de se demander s’ils n’étaient pas confus à propos des instructions. Mais le cas de l’activité “sexe” soulève des questions. Qui peut sérieusement croire qu’ils se sont arrêtés pour répondre à la notification ? En fonction de cette activité uniquement, on peut postuler qu’ils ont décidé de répondre aux questions en fonction de quand elle a été envoyée, pas traitée. Ou ont au moins répondu différemment d’une activité à l’autre. Si c’est le cas, l’intérêt d’utiliser une application pour iPhone pour recueillir des données en direct, écologiques, est partiellement perdu.
Et puisqu’on parle de la catégorie “sexe” et d’écologie, la désirabilité sociale est évidemment un problème : les gens ne sont pas exactement prêts à dire qu’ils n’apprécient pas leur vie sexuelle, et encore moins qu’ils ont l’esprit qui vagabonde pendant l’amour. C’est particulièrement vrai de nos jours où la satisfaction sexuelle est représentée comme une clé au bonheur global par les medias. Mais si vous faites une recherche vite fait sur Google, vous verrez que parfois les gens ont l’esprit qui vagabonde pendant l’amour. Oh oui, dans ce cas, ils ne sont sûrement pas très heureux de cela, mais ça arrive néanmoins. Ce n’est pas que je veux rentrer trop dans les détails techniques mais sérieusement, si vous êtes une femme, il est très facile d’être là sans être là.
Je suis assez consciente que cet article est bien trop long: j’ai écrit des introductions d’articles plus courtes que ça (je suspecte même cet article d’être plus long que celui qu’il commente). Je promets de travailler vers la concision ; ce sera mon bénéfice personnel à tirer de l’écriture de ce blog, rendre mon verbeux anglais francisé plus, eh bien, anglais (comprendre “plus direct”). Mais disons que c’est mon esprit vagabondant sur papier (en sorte). Et j’en suis satisfaite.
La vraie conclusion risque d’être assez ennuyeuse. Cet article était un bon article. Presque toutes mes critiques n’existent peut-être seulement parce que les auteurs n’avaient pas l’espace pour aller plus loin et souligner eux-mêmes les explications alternatives potentielles. Malgré les limites de longueur ils sont pourtant parvenus à s’occuper de la plus importante de ces alternatives. J’ai pu sembler plus en colère que je ne le suis en réalité. Je suis énervée, pas de doute à ce propos, mais pas par les auteurs. Je suis énervée par la façon dont les medias généralistes ont fait écho à ces résultats sans les questionner. Avoir l’esprit qui vagabonde ne vous rend pas insatisfait. Un vagabondage désagréable ou neutre, oui, un vagabondage agréable n’a pas d’effet, et on ne sait pas comment l’orientation de votre vagabondage vers le passé ou le futur pourrait influencer ces sentiments. Laissons la recherche se développer plus avant de tirer des conclusions générales s’il-vous-plait. On n’est même pas sûr que ces sentiments ne soient pas dus au fait d’avoir un iPhone qui vous demande ce que vous faites quand vous faites l’amour…
Killingsworth, M. A., & Gilbert, D. T. (2010). A wandering mind is an unhappy mind. Science, 330, 932. DOI: 10.1126/science.1192439